C’est avec des si qu’on commence à rêver. Le parcours musical d’Auren est balisé de si, d’idées fantasmées, de songes idéalistes. Pour elle seulement, il faut se confronter aux espoirs : ils s’attrapent à bras le corps et deviennent tant un moteur de carrière qu’un puissant générateur de textes. Et si elle travaillait avec Calexico pour son second album Numéro(2019) ? Qu’à cela ne tienne, elle leur glisse sa maquette en fin de concert et l’album sera enregistré en Arizona, salué par la critique et sélection FIP. Et si elle faisait les premières parties de Vanessa Paradis, ou plus récemment, de Feu!Chatterton, dont les chansons s’imposent dans son répertoire comme une influence essentielle ? Si, pour son troisième album, elle partageait « Vivante », son texte le plus intime, avec Jeanne Cherhal, l’une des Jeanne qui lui ont inspiré « Moi, Jane » en 2019 et pour qui elle nourrit autant d’estime que d’admiration ?

            Auren fait de ses rêves des mondes possibles. Celui de prendre position, d’imposer une voix sensible et politisée dans le répertoire actuel, s’incarne dans ce troisième album Il s’est passé quelque chose. Sa plume, déliée, est le tremplin pour une envolée nouvelle : elle dévoile cette parole de femme aguerrie dans une formule douce-amère où elle se heurte à l’époque qui angoisse, saisit l’agitation de nuits douloureuses, s’attaque à la négligence climatique, observe le mensonge et la langue de bois. En découlent des textes acerbes, où l’ironie et l’optimisme se détrônent sans cesse et reflètent ce ballottement dans lequel nous cherchons à nous frayer un chemin : entre espoir et désespoir, rêves et anxiété, impuissance et prise de pouvoir. 

            Nourrie par les écrits de Mona Chollet, Titiou Lecocq ou encore Lauren Bastide, Auren se sent portée par un vent nouveau, féministe et contemporain, qui l’appuie dans ce bond textuel et musical. Cette fois-ci, elle change d’angle : dans une écriture à vif, elle laisse apercevoir les aspérités, posant sur les alentours son regard singulier, sans fard. Ainsi s’octroie-t-elle la légitimité de décrier l’ignorance politique, s’adressant à la Terre comme à « une putain qu’on écrase » dans « Monde fini ». Dans « J’ai eu mon heure », elle questionne la fulgurance du succès, analogue à la beauté dérobée d’un corps vieillissant ; elle préfère alors, à la fureur des tubes, cette identité construite à mesure de travaux et de rencontres, qui l’enracine doucement mais sûrement dans le répertoire français. 

            C’est par la collaboration avec Nicolas Dufournet, réalisateur, et Romain Galland, guitariste, que les textes ont rencontré musique et arrangements. Ses fidèles acolytes se sont cette fois-ci déplacés chez elle, au pied de la montagne. Autour du piano désaccordé de sa grand-mère, les textes d’Auren sont l’objet de tous les jeux ; les co-compositions engendrent le titre « Au bord de la Nuit ». Finalisé au studio Melodium à Paris, cette chanson donne le ton à ce que deviendra ce troisième album : un mélange de batterie syncopée, rappelant le funk de la Nouvelle Orléans, et de batteries électroniques. Des riffs et des nappes de crumar cuivrés, et un mix de contrebasse et de mini moog. Pour l’enregistrement, elle sera rejointe par Mathieu Denis (contrebasse et basse) et Scott Bricklin (claviers et batterie). La voix qu’elle y appose est tantôt chantée, tantôt parlée, et l’on y décèle les influences d’artistes urbains (Oxmo Puccino), de la scène française et internationale contemporaine (L’impératrice, Lana Del Rey) et de la chanson à texte (Souchon, Feu! Chatterton, Benjamin Biolay, les Rita Mitsouko). 

            « Adolescente, je pouvais passer de Nirvana à Lara Fabian ». Auren hérite de l’amour de la variété de son père et de la passion rock de sa mère. Plusieurs années de travail en maison de disque l’ont mené à un éclectisme éclairé, qui trouve sa cohérence et son unicité dans ce troisième album.

            Il s’est passé quelque chose est marqué par l’émancipation musicale, littéraire et thématique. Auren se détache du particulier pour tendre vers des considérations largement partagées, et il y a urgence à l’universel. « J’ai trouvé la liberté avec les mots », dit-elle. Les mots ont été le support d’une sorte de colère créatrice. Ses textes, éminemment poétiques, trouvent leur ancrage dans des considérations fortes, politiques et sensibles, et c’est d’une voix nue et claire qu’elle les incarne avec grâce.